Triste et banale réalité. Intolérable.
mardi 10 janvier 2006, 22h04
« Il lui reste combien de temps ? » Sur MSN, il y a comme un silence. Ma mère ne répond pas. « Est-ce que les médecins savent dire ? — Sans doute plus très longtemps. » Nicole va mourir.
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C’est une amie de mes parents, une ancienne collègue de ma mère qui habite dans le village voisin. Elle a pris sa retraite il y a dix, quinze ans, je ne sais plus trop. Elle me connaît depuis que je suis tout gamin. Quand j’étais gosse j’allais jouer chez elle, et on allait se promener dans le bois, avec le chien. Elle m’apprenait à reconnaître les arbres. Elle me parlait de sa jeunesse, des garçons qui jouaient au couteau. Des œufs crus qu’elle avait dû gober pour guérir de la tuberculose. Je me rappelle aussi cette photo de classe jaunie qu’elle m’avait montrée un jour.
Comme chiens elle a toujours eu des boxers. Des femelles parce qu’elles tirent moins fort sur la laisse. La première dont je me souvienne s’appelait Laïka, elle était méchante, une vraie terreur, elle devait l’enfermer quand elle avait du monde. C’était du temps où elle vivait encore avec son père, un immigré russe qui avait fuit la révolution de 17. Elle est restée vieille fille ; quand son père est mort elle est restée seule dans la maison. Une de ses amies venait souvent lui rendre visite. Avec Yvette elles se chamaillaient tout le temps, pour mieux se réconcilier avant de bouder à nouveau. Ma mère m’a dit qu’elles s’étaient brouillées, pour finir.
Ce que j’aimais bien chez Nicole, c’est qu’avec elle on pouvait jouer. Elle aimait les jeux de société, ce qu’a toujours détesté ma mère. Alors que les grandes personnes bavardaient dans la cuisine, je me faufilais dans la salle à manger pour en explorer le buffet, espérant y découvrir quelque nouvelle boîte de jeu. Plus souvent j’allais jouer avec la chienne autour de la maison. La deuxième, Dina, était un bon compagnon de jeu. Comme tout boxer qui se respecte, elle bavait, je trouvais ça un peu dégueux. Elle était vive, prompte à la course effrénée, refusait de rendre la balle qu’il fallait donc lui extorquer, mais tout cela en restant douce, elle ne mordait jamais et n’aboyait pas plus. Elle s’énervait juste après les chats et les bombes de désodorisant, qui la mettaient dans des rages sonores. Rages absurdes qui suscitèrent de mémorables fous rires. Encore maintenant il me suffit de voir « Wizard » quelque part pour sourire comme un idiot.
Nicole était bénévole pour SOS Amitié. Elle écoutait la solitude, l’ennui, la détresse. Je me la représente comme quelqu’un à qui on peut parler. Pourtant je ne l’ai pas fait ; après l’adolescence le temps a distendu ma relation avec cette grand-mère d’adoption. Nous ne nous connaissons plus vraiment. L’année dernière elle me demandait encore si j’avais des copines à Paris. Pourtant, parfois je me dis qu’elle sait tout, et que le grand déballage aurait été inutile. Et tout cela me semble bien futile désormais.
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Nicole va mourir. Je suis stupéfait de la dureté des mots que j’ai adressés à ma mère pour en parler. Peut-être s’agissait-il de m’épargner les habituels euphémismes, plus brutaux encore que réalité. Cette femme assiste impuissante à l’anéantissement de son propre corps. À l’hôpital, dans son état de faiblesse extrême, elle refuse la visite. À ceux qui vont la voir, elle ne parle plus. L’image me remplit d’effroi. À midi, en y pensant au réfectoire, j’en chialais dans mon assiette. Non, elle ne va pas s’éteindre, elle ne va pas partir, décéder doucement. Elle va mourir. Triste et banale réalité. Intolérable.
Ma mère nous avait dissuadé, mon frère et moi, d’aller la voir à l’hôpital alors que nous étions là, pendant les fêtes. Voir Nicole une dernière fois, lui dire quelques mots, lui tenir la main peut-être. Comme j’aurais dû le faire pour mon grand-père. Ou pour Estelle. Encore une fois je n’en ai pas eu le courage.
J’aimerais pouvoir prier pour elle.