Christopher Isherwood, Adieu à Berlin
vendredi 9 décembre 2005, 17h13
Christopher Isherwood raconte sa vie à Berlin au début des années 30. Le livre est divisé en parties centrées sur certains personnages, de milieux sociaux variés, que le narrateur est amené à fréquenter du fait de son statut précaire d’écrivain-répétiteur d’anglais. D’abord superficiel et léger (un peu trop peut-être, ces passages inconséquents m’ont un peu ennuyé), le récit se teinte de mélancolie à mesure que le nazisme s’empare insidieusement de la capitale. La menace s’incarne tour à tour dans des personnages d’abord insignifiants, simples sympathisants pathétiques. Je m’inquiétais initialement du ton trop badin, mais il renvoie sans doute à l’inconscience générale face à la montée du nazisme. Les toutes dernières pages, consacrées au départ définitif de Berlin en 1933, sont d’une émotion stupéfiante comparée à la timide gradation qui les a précédées.
À noter, pour nous autres lecteurs pédés, le joli jeu de piste que représente ce livre ; l’homosexualité d’Isherwood n’a été révélée que récemment, et il n’y est pas directement fait allusion dans ce livre. Pourtant le lecteur averti ne s’y trompera pas. Par exemple, chez les Landauer, riche famille juive qui l’a convié à un repas :
Et de nouveau me prenant à partie :
— Je viens justement de lire un ouvrage français sur votre grand poète, Lord Byron. C’est du plus haut intérêt. Mais je serais très heureux de connaître votre opinion d’écrivain sur la très importante question que voici : Lord Byron s’était-il rendu coupable du crime d’inceste ? Quel est votre avis, Mr. Isherwood ?Je sentais que je commençais à rougir. Chose curieuse, ce qui me gênait surtout, ce n’était pas la présence de Natalia, mais celle de Frau Landauer, placidement occupée à mâcher. Bernhardt, avec un sourire subtil, baissait les yeux sur son assiette.
— Eh bien, commençai-je : c’est assez difficile…
— Le problème est du plus haut intérêt, interrompit Herr Landauer, nous regardant tous gentiment à la ronde et continuant à mastiquer d’un air satisfait : Allons-nous admettre que l’homme de génie est un individu d’exception, qui a droit à une conduite exceptionnelle ? Ou bien dirons-nous : « Non. Vous écrivez de beaux poèmes ou peignez de beaux tableaux, soit ; mais dans la vie courante, vous devez vous conduire comme une personne ordinaire et obéir aux lois que nous avons instituées pour les gens ordinaires ; nous ne vous permettrons pas d’être extra-ordinaire ? »Herr Landauer, la bouche pleine, nous fixait triomphalement les uns après les autres. Tout à coup le rayonnement de son regard se concentra sur moi :
— Oscar Wilde, votre auteur dramatique, voilà un autre cas. Je vous soumets ce cas, Mr. Isherwood. J’aimerais connaître votre opinion. Votre justice d’Angleterre était-elle ou non en droit de châtier Oscar Wilde ? Dites-moi ce que vous en pensez, je vous prie.Il me considérait, ravi, la fourchette avec le morceau de viande suspendue à mi-chemin de sa bouche. À l’arrière-plan, je percevais le sourire discret de Bernhardt. Les oreilles brûlantes, je recommençai :
— Eh bien…Mais cette fois je fus inopinément tiré d’embarras par une observation que Frau Landauer adressait en allemand à Natalia, durant laquelle Herr Landauer parut oublier son problème.
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