Samedi soir, 23h. J’entends la musique depuis le couloir. Tout frais tout propre, je sonne à sa porte. « Un instant, j’arrive ! ». J’entre, je me déchausse, je retire ma veste péniblement. Lui tourne en rond : « Allez, à poil ! » s’exclame-t-il en riant. Imperturbable, je vais m’asseoir sur le lit pendant qu’il va chercher à boire. « J’ai remis mes chaussures avant que tu n’entres, je traînais en chaussettes ». Ça aurait fait désordre, il a tout rangé, la pièce parait plus grande que les fois d’avant. J’observe les cadres accrochés sur le plâtre défraichi.

Une vidéo d’opéra. Siegfried. Décors minimalistes. Je suis intrigué par Wotan. Je suis toujours sur le lit, lui assis sur une chaise à côté. Nos regards se croisent parfois. Il vient me rejoindre, il m’embrasse. C’est donc parti, au son de l’opéra. « Toi, je te veux dans mon lit pour toute la nuit ! » Au bout d’un moment on en a marre de Siegfried. Il me montre le disque de Katerine, je ne suis pas très emballé. Oh oui, le dernier Depeche Mode, je ne l’ai pas encore écouté. Nous reprenons. Les accords doucement cinglants de Precious, ce sera lui : Jay.

Le disque touche à sa fin, une petite pause pour en mettre un autre. C’est parti pour Katerine. Un pétard pour lui, ce n’est pas encore ce soir que j’essaierai. Pourtant j’ai confiance, avec lui je pourrais. Comme un petit garçon qui a fait une bêtise : « Oui, j’ai toujours aimé les drogues, faire l’expérience d’autres perceptions. Et je me suis toujours senti un peu différent. » Il me conte une mésaventure de back-room. Une grosse grue qui boit du GHB non dilué au goulot, dans une bouteille de 300 doses achetée sur le net. Tout ça après la picole. Effet garanti ; spasmes épileptiques, et accessoirement copain furieux. Mais son histoire finit bien. De justesse. Bon, Katerine ça va un moment, on zappe après Marine. Jay ressort la Chrysler Rose de Dashiell Hedayat.

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« Désolé, je bande mou. » On a éteint les lumières, fait mine de dormir quelques minutes, pas très longtemps, quoi. « Oh, ne t’en fais pas, moi je ne suis pas dedans. J’ai des problèmes avec le sexe en ce moment, je crois que je suis en phase sentimentale nunuche. Même si je me sens bien avec toi, j’ai envie d’autre chose. — Je vois. Moi ça ne va pas trop, je dors mal. C’est une période difficile. » Il me parle de lui. 7 ans, puis 14 ans, deux histoires, deux drames intimement liés. La deuxième a pris fin il y a un an. Sinistre anniversaire. Il me raconte, m’explique comment il a condamné la pièce au fond de l’appartement pour y enfermer les fantômes. La chambre. Ne surtout pas le couper, le moment est d’une rare vérité. La vie ne l’a pas ménagé. Pourtant il est resté tellement doux. Quand je reprends la parole, j’essaie de cacher les sanglots. Je ne pourrai plus me plaindre de la même manière. Mes fantômes sont en papier crépon et dansent en farandole, comparés aux siens. Toute la nuit les spectres feront claquer la porte de la salle de bains.

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Je me lève le premier, je dois retrouver Farkas et Anne-Laure pour le déjeuner. « Dis, Jay, comment on se sert des robinets dans ta salle de bains ? — Ben tu les tournes ! — Oui mais il y a une astuce ! — Ah oui, l’eau chaude patine, il faut appuyer sur le robinet en tournant. Fais gaffe l’eau peut être très chaude. » Dans le couloir, un joli jeune homme me regarde : un de ces magnifiques portraits dont Jay est l’auteur. Je m’installe, l’eau coule. Au moment de couper l’eau « Jay ! — Quoi ? — J’y arrive pas ! » Il accourt, serre le robinet. « Ah oui, en tournant dans le bon sens, ça marche tout de suite mieux. » Il ne dit rien, met un peu de savon pour faire mousser mon bain. Dans le couloir « J’ai un gogol dans ma salle de bain. Et pas l’auteur russe ! »

L’eau me réchauffe, j’observe cette pièce décrépie, les fissures, la peinture noircie dans la lumière blafarde. À l’abandon, cet immeuble finirait par s’effondrer.

Au sortir de l’eau, je monte sur la balance. 59,8, je n’ai donc pas grossi. « C’est évident que tu n’as pas grossi ; j’aime bien la littérature russe, mais tu pousses un peu, °g°erboise ». On prends le petit déj en regardant une série à la con sur Pink TV. Je pense à Ed, je raconte à Jay la fois où on avait regardé les Feux de l’Amour tous les deux en faisant des commentaires. Je m’habille pour partir. « Dis, tu as les compiles Gooom ? J’y jetterais bien une oreille ! »