Mon regard embrasse la petite chambre de cité universitaire que je m’apprête à quitter. Les t-shirts sales sont rangés, aucune serviette n’y sèche plus dans la torpeur estivale. Le matelas esseulé a retrouvé son sommier ; dépossédé de ses draps, il attend désormais un nouveau locataire, qu’il trouvera sans doute à la rentrée. Mon sac attend dans le couloir, impérieux et impatient. Certes l’on m’avait prévenu. Je n’avais écouté les mises en garde que distraitement, assuré que j’étais de mon don pour l’indifférence. Je le sais maintenant : cela sera plus difficile que prévu. Soudain, comme une trahison ma gorge se serre.

Le Lutin

Dans l’escalier surgissent les falaises de Luminy à travers les verrières poussiéreuses. Quelques affiches périmées s’accrochent encore ici ou là, vestiges de cette semaine passée hors du monde. Une fois en bas, je jette mes draps roulés en boule sur la pile encore modeste. Il n’est que 8 heures, la cité baigne dans le calme du matin et il est là, assis paisiblement sur le perron, à fumer en m’attendant.

« As-tu dit au revoir à Richard ?
— J’ai frappé à sa porte mais il n’a pas répondu. Je n’ai pas osé le déranger.
— Tu devrais y aller, même s’il dort. Peu importe que tu le réveilles. Il te l’a demandé, ça lui fera plaisir.
— Tu as raison. Je remonte. Tu m’attends ? »

Je m’étonne à peine qu’il ait cerné ma lâcheté. Malgré sa jeunesse je crois qu’il connaît bien la nature humaine. Je ne suis généreux que par accident, lui y met toute sa volonté. Heureux de suivre son conseil, deux étages plus haut je frappe de nouveau à la porte de Richard. Cette fois il répond, et je le trouve allongé sur le lit, enveloppé dans son drap. Dans la pénombre j’imagine les restes de saucisson et les bouteilles de vin rouge qui ont présidé à nos apéritifs si chaleureux. Les adieux sont simples et doux, promesses de retrouvailles futures.

Redescendu, je trouve le lutin aux côtés d’une panthère rose portugaise. Sur une affiche placardée à l’entrée, un croquis figure une équation. Une éprouvette, plus une seringue, plus un procédé technique un peu obscur pour moi petit pédé, égalent un profil féminin dénudé au ventre rebondi. En trois langues, « Insémination à la maison ». Lui se montre perplexe : « Que tu expliques le principe en atelier, je trouve ça bien, mais pour moi c’est une décision qui doit être mûrement réfléchie... ». Échange complice d’éclats de rire entre la panthère et moi. Dans sa candeur attendrissante, le lutin imaginait qu’ici-même, les garçons allaient aider les filles à enfanter, portés par le doux rêve de notre semaine communautaire.

Après avoir pris congé de notre amiE protugaisE, nous prenons le chemin de l’école des Beaux-Arts qui scellera mon départ. Dans sa chemisette à carreaux trop grande pour lui et son pantalon retroussé jusqu’aux genoux, il marche pieds nus entre les éclats de verre. Demain, ce petit moussaillon rejoindra Toulon. Loin de sa Bretagne natale, il construit un voilier qui l’emmènera outre-Atlantique si les vents lui sont favorables. Jamais ce garçon ne prend l’avion.

Sur la route il guette la camionnette qui vient livrer le pain. Il s’est chargé de prendre les commandes pour le bâtiment et de les distribuer dans les étages tous les matins. Chaque moteur qui approche menace nos derniers instants partagés. Aujourd’hui Richard a commandé trois croissants. Ultime privilège, il pourra jouir d’une livraison toute personnelle. Un croissant dissimulé au creux de chaque bras ; quant au troisième… J’aurais donné cher, non pour assister au spectacle, mais pour qu’on me le raconte. L’aisance de notre farfadet avait d’ores et déjà fait des prodiges. Dans la voiture, au retour de notre escapade en tête-à-tête à Cassis, Richard m’avait confié combien il avait été touché de voir le lutin s’enquérir, en toute simplicité, de sa vie d’universitaire montréalais à la retraite. Questions que jamais, je n’aurais osé lui poser aussi directement… Mes élans d’amitié s’embarrassent parfois de précautions aussi malaisées que superflues.

Le Torpilleur de Sugiton

Les mots se tarissent peu à peu tandis que la grille de l’école se dresse à quelques pas. Mon regard se fait timide, se réfugie dans le vague, comme pour oublier la tristesse du moment. Ce sera bref. Je fuis les atermoiements ; question de dignité. À mon intention de lui écrire il réplique que ses réponses tarderont. La veille il avait expliqué que jamais personne n’était parvenu à l’enfermer : les gens se retrouvaient avec leur jolie cage dorée entre les mains, et lui à l’extérieur, paré de son sourire mutin, s’obstinait à bondir comme un esprit insaisissable. Point de fils de grillage entre mes mains, je ne m’y suis pas trompé ; juste le soin apporté à un sentiment mystérieux, incertain, fragile... mais sincère. Un baiser, un peu inquiet, je sens une fois encore son joli corps mince et tendu, et je m’en vais rendre les clefs, reniflant quelques larmes que je ne veux pas sentir rouler. Déjà se dessine, loin devant, le fantasme de l’année prochaine.