« T’as de belles chaussures !
— Tu veux rire… Je les ai achetées en soldes 20 euros chez Esprit, elles m’avaient tapé dans l’œil dans la vitrine, mais une fois aux pieds à la maison elles ne m’ont plus tapé dans l’œil du tout. De vraies écrase-merde ! »

Voilà le seul moment de franche hilarité de ce repas de Noël qui s’annonçait pénible, et qui le fut. Toute la famille du frère de ma mère réunie dans la salle à manger encombrée de mon oncle, des gens que je connais peu, mais suffisamment pour savoir que je ne recherche pas leur compagnie. Écrase-merde. Élégante manière de titiller mon goût pour la scatologie fine, celle qui me fait partir dans des fous-rires aussi inexpliqués que délicieusement honteux. À partir de là, c’en est fini de cette tante par alliance, sympathique à force de tendre bonhomie, la voilà réduite à ses bottines noires largement lacées, montées sur un talon pilotis à l’instabilité disgracieuse.

Des « chaussures de Jacquouille sur talons », tente le grand cousin au visage en lame de couteau. Le succès est moindre, cet héritage familial-là me reste plus douloureux, moins assumé. Les mêmes arrière-goûts poisseux suintent du mur du salon. La fête est aussi celle des vingt ans d’un autre cousin. On a rassemblé ses photographies d’enfance et d’adolescence, on les a compilées en une rétrospective où les personnages nous gratifient de commentaires soi-disant comiques grâce à des bulles que l’on y a collées. « Le Stade de France c’est super, même si Zaouer c’est pas le meilleur des Sochaliens !!! ». À l’entrée de l’édifice, mon cousin pose à côté d’un jeune maghrébin d’une quinzaine d’années, le visage souriant sous une abondante chevelure de jais.

Décalage, irrémédiable décalage, je n’ai rien à dire à ces gens, ou plutôt je ne veux rien avoir à leur dire. Silence et fuite dans les toilettes, ébriété aux vertus sédatives plus feinte que réelle furent mes pauvres refuges tout au long de cette interminable journée.

Que leur dire ? Ma cousine ne se marie pas encore mais c’est presque fait. Huit mois de relation, elle emménage avec un informaticien à Belfort, on lui offre déjà des housses de couette et des parures de bain. C’est la marche inexorable du trousseau. Pour le boulot elle a préféré Belfort la grise à Besançon pourtant plus accueillante ; son homme avait d’ores et déjà trouvé un travail au pied du Lion. « Et toi [°g°erboise], toujours célibataire ? — J’ai rencontré un garçon, il est doux, passionné de musiques électroniques, il a un joli cul et une bite à tomber à la renverse, on ne s’est vus qu’une fois pour l’instant, mais je compte bien le revoir… » Évidemment, non, ce n’est pas possible : nous sommes ici dans la seule partie du monde qui ignore encore que je suis pédé. « Oui, toujours célibataire, même si ce n’a pas toujours été le cas. » Avancée remarquable, je sous-entends que parfois il se passe quelque chose dans ma vie affective. Ah ça, vraiment remarquable.

Je crois que j’ai la flemme, que j’en ai marre d’expliquer, de buter sur leur vision étroite de la vie. Tout écart à « ce qui se fait » promet des mois d’efforts de pédagogie. Pourtant mon ressenti a quelque chose d’absurde : ce bout de famille a aussi ses fêlures, ses attentats à la norme. Une des cousines n’a pas de copain connu, des rumeurs de saphisme circulent à son sujet. Son frère sort avec une femme plus vieille que lui dont le fils pourrait être son petit frère. Jusqu’à la chienne de la tante Écrase-merde : lesbienne elle-aussi, elle refuse obstinément de laisser les mâles approcher. Dieu merci, sans cela nous aurions déjà une nichée de Yorkshire à la maison, mon père et ma mère ayant passé leur journée à gagater devant cette pauvre bestiole avide de nourriture qu’on n’avait de cesse de lui refuser : « Non, après elle est malade ! »