Poignant et dérisoire
lundi 29 août 2005, 18h37
Les
trois sœurs sont entrées les premières ; assises adossées au mur,
elles sont livrées à la voracité des appareils photo. Jeanne, l’aînée,
a la vieillesse farouche et bourrue, un peu sorcière. Elle fut oubliée
par mon frère et mes cousins, et je suis le seul parmi les jeunes à la
situer clairement. Les dix dernières années ont ravagé sa sœur cadette
Madeleine. Elle tient à peine debout, sa voix se perd dans un souffle
chevrotant. Elle a sacrifié sa vie à une fille ingrate qui l’aura usée
jusqu’à la trame. Quand le champagne chavire dans la flûte alors
qu’elle essaie de la porter à ses lèvres, l’émotion me submerge.
Ma grand-mère est la benjamine des trois. Évidemment anxieuse en cette journée où elle est à l’honneur, elle restera un peu effacée et s’empressera d’aller régler la note dès que la journée touchera à sa fin. Au déballage du cadeau de ses petits enfants, ses larmes seront sur tous les visages. Mon grand-père, quant à lui, retrouvera avec peine quelques notes de mélodies d’antan sur l’accordéon diatonique qu’il a appris naguère, à l’oreille, en autodidacte.
Sa sœur Simone a la vieillesse heureuse et sûre d’elle, et son teint hâlé laisse imaginer un nouveau voyage dans les îles. Son mari Cabu ne s’est pas départi de son proverbial entrain gaulois ; il me demandera d’ailleurs « comment ça va avec les femmes ». Il sera immédiatement rabroué par sa belle-sœur Michèle, également belle-sœur de mon grand-père, dont j’avais oublié la gentillesse empressée, un brin curieuse. Elle me rappelle qu’au temps de la prépa, à Besançon, j’avais négligé d’aller la voir, et je vois soudain devant moi une vieille dame trop seule pour qui la visite est un enjeu primordial.
Marie, cousine de ma grand-mère, a toujours sa petite voix railleuse et goguenarde. Avec un plaisir mêlé de fierté, elle évoque le poirier au fond de son jardin, sous lequel j’allais jouer avec ses petits enfants pendant les vacances d’été. Son mari Jean est comme dans mon souvenir, renfrogné, acariâtre, mais en plus éteint.
On sent ma mère déterminée à ce que la journée se passe au mieux. Quand on s’enquerra de qui a soigneusement réalisé le livre d’or de mes grands-parents, elle répondra que c’est elle avec la promptitude d’une écolière qui veut plaire à la maîtresse. Mon père restera en retrait, bien à l’abri derrière la caméra dont les dimensions – et les nuisances – ont fondu au fil des ans.
Quant à moi, je passe le repas attablé près de mon frère et de mes cousins, en petite société autarcique. Mon cousin joue sans conviction le rôle du tombeur désinvolte ; ma cousine nous confie à demi mots quelques bribes d’amours à distance auxquelles elle semble ne jamais avoir cru. Mon frère est là, chaleureux et disert comme à son habitude, qualité que je lui envie souvent.
Ce repas d’anniversaire de mariage aura été touchant, bouleversant même. Non que je me sois senti tellement plus sociable que d’ordinaire en pareil contexte. Mon costume aura attiré les regards, suscité un peu d’admiration, mais m’aura maintenu à distance. Seulement, j’y ai compris que ma famille de sang ne saurait se réduire à l’aigreur de l’étrangeté. C’est aussi une douce nostalgie en devenir, et quelques semblables à qui je pourrais apprendre à tenir.
Commentaires
Ajouter un commentaire
Les commentaires pour ce billet sont fermés.