Servitude
mardi 8 août 2006, 22h56
Nous sommes allongés sur la banquette, une tête à chaque bout. Je ne le vois pas me regarder mais nos cuisses enlacées se frôlent doucement. C’est une petite brute sensible et brune, trapue, les cheveux ras dont il ne reste qu’une bande noire et crépue. Les anneaux qu’on imagine à son oreille gauche ont laissé deux piqûres foncées en guise de cicatrices. Ses lèvres épaisses et ses longs cils dessinent sa féminité ; ses traits marqués, son teint cuivré sont de Mauritanie. Il porte une litanie de prénoms africains dont je ne retiendrai que le premier. Curieux prénom, je me demande encore s’il est arabe, comment il s’écrit.
La sensualité du frôlement succède à la banalité du sexe avorté. Si l’on allait y voir, sa queue serait encore humide de ma salive, comme la mienne l’est de la sienne. Jamais je n’aurais cru que pareil compagnon de débauche aurait partagé ma nuit, lui cet homme ramassé au gré du vent, en somme juste un homme de plus. Il est doux, enveloppant. Sa voix se fait rassurante. Elle supplée ma volonté chancelante. Il faut dormir, ne pas penser. C’est tout ce que nous pouvons faire, dormir dans cette nuit blanche et oublier ce qui reste de nous-mêmes.
La torpeur écrase nos corps sur les planches de la banquette. Me revient cette folie datant du séjour à Dahab, lorsqu’une nuit j’avais abandonné un matelas douteux dans une case surchauffée pour un cube de béton à la belle étoile. Mon dos m’avait tôt fait changer d’avis. Cette fois il subira ; on ne peut plus changer d’avis.
Ici il n’y a pas d’heure. Les aiguilles avancent masquées et le temps offensé s’allonge à l’envi. La lumière du néon irradie sans pitié nos velléités de sommeil, épiées par la caméra et les noms des cités qui grouillent sur les murs – Riquet, Crimée, Laumière, Les Orgues, Place des Fêtes, Grigny. À côté les hommes frappent, geignent, excitent leur furie, déclament leur honneur immaculé ou hurlent à l’injustice. Depuis le couloir les regards nous balaient puis nous fuient. Jamais ils n’humanisent. Tout au plus filtrent entre les dents serrées quelque plaisanterie grossière à l’ironie mauvaise.
Il s’est allongé sur le sol crasseux, ses chaussures trop neuves pour l’endroit glissées sous sa tête. Tandis que sur le banc je me romps les reins, les ronflements de son sommeil laborieux montent vers moi. J’irai le rejoindre, bientôt je serai allongé à ses côtés, croupissant comme un chien au milieu des détritus. Tête-bêche commence une autre danse allongée. Dans un demi sommeil nos doigts s’effleurent, se caressent en un mouvement insensible pour quiconque n’est pas nous. Mais déjà le jeu cesse car ici on ne joue plus. Ici nous n’avons qu’à dormir et oublier ce qui reste de nous-mêmes.
Toute résistance s’est évanouie. « Au bout du couloir se trouve la vérité », pourtant l’arbitraire est devenu loi, la volonté n’a plus prise sur rien et la vie se résume à cette dérive indolente qu’est l’indifférence. Prisonnier de mes habits sales, la tête posée sur mon sweat roulé en boule, je pèse obstinément le poids de ma faute. L’hérédité reprend ses droits. Que je comprends mon père désormais, ce père piégé par l’addiction qui, défiant toute raison, cracha sur sa santé… À mon tour l’Autre me dévore et la nécrose me guette. Toute la révolte qu’il me reste se condense en ceci : il faut arrêter. De toute urgence, il faut arrêter.