°g°erboiseries*

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Laurent

Je promenais mon spleen depuis deux bonnes heures dans l’automne dominical. Il débarque sur les sentiers, les parcourt énergiquement. Son regard est moins fuyant que l’ordinaire des buissons ; moins fuyant que le mien en tout cas. Un petit mec looké racaille, une petite tête ronde, un brun coupé tout ras comme ils savent me plaire. Une paire de Nike blanches faussement vintage, un jean pas trop banal, un sweat à capuche bien ajusté. Une petite boucle d’oreille. J’ose m’approcher, à tâtons, pas sûr de moi. Normal, il me plaît. Il ne bouge pas trop, remarquez il pourrait se casser ostensiblement sous mon nez. Une main au paquet, oué, trop cool, les présentations sont faites, maintenant va falloir essayer de le garder un peu.

Je n’arrive pas à défaire sa ceinture, il y a des moments où on se sent quand même super godiche. Alors, bon prince, il le fait pour moi. Il donne des signes de nervosité, il me fixe d’un air mi stoïque, mi joueur. Un petit animal craintif mais curieux. On retourne à nos affaires. Puis il me regarde à nouveau, et ainsi de suite. Pas un mot, sinon je sens trop qu’il va décamper. Les racailles ça s’effarouche pour un rien. L’intimité, ça les offusque vite. On n’est pas des pédés, merde.

Au détour d’un mouvement de poignet, le voilà qui dépose comme ça, à la sauvette, un petit bisou au coin de mes lèvres. Stupeur, douce stupeur, mais une seconde et demie plus tard je lui ai chopé la mâchoire et nous nous dévorons avidement. Les caresses sont donc permises, doux Jésus, je n’en demandais pas tant ! Mes mains au creux de sa nuque, sur son torse, autour de ses reins. Ma tête sur sa capuche, mes yeux dans ses baskets. Et ses baisers… il m’embrasse les yeux ouverts. Alors je fais pareil.

La fin approche dans des gémissements que je ne me connaissais plus. Un peu de tenue, bon sang. C’est sûr qu’il va s’évanouir dans la nature une fois le film terminé. Hé bien non, encore raté. « Je suis censé être allé au pain », qu’il me dit en souriant, un peu gêné. « Tu fumes ? » en me tendant une clope. Je savais bien qu’il fumait des Marlboro. Sans avoir jamais fumé de ma vie. On se quitte devant la mairie. Il me tend la main. Au revoir Laurent. Merci pour tout.

Le dégré zéro du débat scientifique

L’essentiel du TD avait été magistral. Comprendre : je fais moi-même les exercices au tableau, en commentant quelques passages que je sais un peu difficiles. Ils peinent à suivre parce que ça va toujours trop vite, parce qu’ils n’ont pas préparé, bien entendu. Mais en théorie on doit finir la feuille, donc je n’ai guère le choix, il faut bomber.

On arrive au premier exo de probabilités, très élémentaire. Trois événements A, B, C, et des questions du genre « comment écrit-on l’événement “seulement A est réalisé” ». Je fais des patates au tableau avec des petites croix dedans. Et je les interroge. « Qu’en pensez-vous ? Je vous écoute. »

Une jeune fille me donne une réponse : la bonne. Je l’inscris au tableau, impassible. « Vous êtes tous d’accord ? Avez-vous des propositions alternatives ? ». Un étudiant, qui répond constamment à mes questions, propose autre chose à tâtons. Complètement faux. J’écris sous sa dictée. Puis un troisième, idem. Et après, silence. « N’ayez pas peur, lancez-vous, sur ce genre d’exercice les bêtises sont plus intéressantes que la bonne réponse ». Pas de réaction. « Bon alors on va faire un sondage ; qui est pour la première ? » Un doigt se lève ; je note “1” à côté. « Qui est pour la deuxième ? ». Pas de réaction. « Tiens, une désertion. Qui est pour la troisième ? » Trois doigts se lèvent. « Bon, et les autres ne pensent rien. Assumez donc, les maths elles ne m’appartiennent pas, normalement vous êtes capable de discerner le vrai du faux. Qui ne sait pas ? ». Cinq ou six se dévoilent timidement.

Je m’intéresse à la deuxième proposition, et j’explique pourquoi c’est faux. « Une probabilité, qu’est-ce que c’est comme type d’objet ? ». Rien. « Vous lancez une pièce en l’air, quelle est la proba d’obtenir pile ? ½, c’est ça, et ½ c’est quoi ? Un nombre, oui, bien. Donc une proba, c’est un nombre. Contrairement aux événements qui sont des… ensembles, oui, voilà. Alors ne mélangez pas les deux, s’il vous plaît, la deuxième proposition n’a aucun sens. »

La salle commence à s’animer. Ils font de nouvelles propositions, des gens qui dormaient se prennent au jeu. On me donne d’autres bonnes réponses, formulées autrement. Ceux qui se sont trompés se corrigent et s’approchent peu à peu de la bonne réponse. Là je me laisse un peu déborder par le désordre que cela engendre, l’heure tourne, mais ce n’est pas du temps perdu : ils commencent à s’impliquer. Ce qui est certain, c’est que je peux être satisfait de mon entreprise de séduction. Mais ce n’est pas le plus important à mon sens.

Ce qui s’est passé est le degré zéro du débat scientifique. Dans l’idéal, il faudrait ensuite les faire argumenter pour défendre leurs propositions face à leur camarades, histoire de faire émerger peu à peu l’intérêt du raisonnement mathématique, de son universalité lorsqu’il est rigoureux. Tout cela sans diaboliser l’erreur, mais en l’exploitant calmement. Dans ce cadre les étudiants font vraiment des maths. Plutôt que de les subir, ils se les approprient. Un doux rêve, mais tellement exaltant.